Larry avait perdu patience et

avait dit à cet excité que s’il devait choisir un jour entre enregistrer Hang

On, Sloopy et se faire donner un lavement au Coca-Cola, attaché sur un lit,

il choisirait le lavement. Et il avait raccroché.

Le train avait quand même

continué sur sa lancée. Les oreilles lui bourdonnaient d’entendre que son

disque pourrait bien être le plus grand succès des cinq dernières années. Les

agents l’appelaient par douzaines. Ils avaient tous l’air affamés. Larry avait

commencé à prendre des uppers et il avait l’impression d’entendre partout

sa chanson. Ce qui était le cas.

Julie, la fille qu’il voyait

depuis son passage chez Gino, s’était mise à lui coller au train. Elle lui présentait

toutes sortes de gens, la plupart inintéressants. Sa voix lui rappelait celle

des agents qui le relançaient au téléphone. Après une dispute longue, bruyante

et acerbe, il l’avait envoyée promener. Elle lui avait hurlé qu’il aurait

bientôt la tête trop grosse pour passer par la porte d’un studio d’enregistrement,

qu’il lui devait cinq cents dollars pour sa drogue, qu’elle allait se suicider.

Plus tard Larry avait eu l’impression d’avoir eu une longue bataille d’oreillers

avec elle, mais avec des oreillers qui auraient été traités avec un gaz vaguement

toxique.

Il y a trois semaines, ils

avaient commencé à enregistrer l’album et Larry avait supporté la plupart de

leurs suggestions, toujours bien intentionnées, naturellement. Mais il avait

utilisé toute la marge de manœuvre que lui laissait son contrat. Il avait fait

venir trois musiciens des Tattered Remnants, Barry Grieg, Al Spellman et Johnny

McCall – et deux autres musiciens avec qui il avait travaillé autrefois, Neil

Goodman et Wayne Stukey. Ils avaient enregistré l’album en neuf jours, tout le

temps de studio qu’ils avaient pu obtenir. Columbia semblait vouloir un album

qui fasse une carrière de vingt semaines : pour commencer Baby, tu peux

l’aimer ton mec ? et pour terminer Hang On, sloopy. Larry

voulait autre chose.

Pour la pochette, une photo de

Larry dans une baignoire ancien modèle, pleine de mousse. Au-dessus de lui, écrit

sur les carreaux avec le rouge à lèvres d’une secrétaire : POCKET SAVIOR

et LARRY UNDERWOOD. Columbia voulait intituler l’album Baby, tu peux l’aimer

ton mec ? mais Larry avait absolument refusé. Ils avaient finalement

accepté de coller une étiquette sur l’enveloppe de cellophane : AVEC LE HIT

DU 45 TOURS.

Il y a quinze jours, le 45 tours

était arrivé en quarante-septième place et la fête avait commencé. Larry avait

loué pour un mois une maison sur la plage de Malibu, puis tout était devenu un

peu confus. Des gens entraient et sortaient, toujours plus nombreux. Il en

connaissait certains, mais la plupart étaient de parfaits inconnus. Il se

souvenait d’avoir été harcelé par d’autres agents qui voulaient “pousser sa

carrière”. Il se souvenait d’une fille qui avait fait un mauvais trip et qui

était partie en hurlant sur le sable blanc de la plage, nue comme un ver. Il se

souvenait d’avoir sniffé de la coke, avec un petit coup de tequila pour faire

passer. Il se souvenait qu’il s’était réveillé un samedi matin, il y avait sans

doute à peu près une semaine, et qu’il avait entendu Kasey Kasem présenter son

disque en trente-sixième place au Top 40. Il se souvenait d’avoir pris pas mal

de petites pilules et, vaguement, d’avoir acheté la Datsun z avec un chèque de 4 000

dollars qui était arrivé par la poste.

Et puis, le 13 juin, il y avait

six jours, Wayne Stukey lui avait demandé de venir faire un tour sur la plage. Il

n’était que neuf heures du matin, mais la chaîne était allumée et les deux

télés aussi ; au bruit, c’était l’orgie dans la salle de jeu, au sous-sol.

Larry était affalé dans un fauteuil, en caleçon, les yeux comme des soucoupes, essayant

vainement de comprendre une bande dessinée, Superboy. Il se sentait tout

à fait réveillé, mais les mots ne semblaient pas vouloir s’aligner comme il

fallait. Les enceintes quadraphoniques tonitruaient du Wagner et Wayne avait dû

crier trois ou quatre fois pour se faire comprendre. Larry lui avait fait un

signe de la tête. Il se sentait capable de marcher des kilomètres et des kilomètres.

Mais quand le soleil lui avait

frappé les yeux comme des aiguilles, il avait tout à coup changé d’avis. Non, pas

de promenade. Oh non. Ses yeux étaient devenus comme des loupes et bientôt le

soleil allait lui faire griller la cervelle. Ses pauvres méninges étaient

sèches comme du bois mort.

Wayne lui prit fermement le bras.

Ils descendirent sur la plage, marchèrent sur le sable qui commençait à se

réchauffer, s’approchèrent de la mer, et Larry décida que cette promenade était

finalement une bonne idée. Le bruit de plus en plus fort des vagues qui

déferlaient sur la plage l’apaisait. Une mouette qui prenait peu à peu de l’altitude

dessinait dans le ciel bleu un M tout blanc.

Wayne le tenait toujours par le

bras.

– Allez, viens.

Larry fit tous les kilomètres qu’il

avait cru pouvoir marcher. Si ce n’est qu’il ne se sentait plus du tout le cœur

à marcher. Il avait un terrible mal de tête et l’impression que sa colonne

vertébrale était devenue du verre. Il avait mal aux yeux, aux reins. Une gueule

de bois aux amphètes n’est pas aussi pénible qu’un réveil après une pleine

bouteille de bourbon, mais c’est quand même moins agréable, disons, qu’une

bonne baise avec Raquel Welch. Deux ou trois amphètes, et il sortirait les

doigts dans le nez de cette vase qui menaçait de l’engloutir. Il chercha dans

sa poche et, pour la première fois, s’aperçut qu’il était en caleçon, un

caleçon qui avait été propre trois jours plus tôt.

– Wayne, je veux rentrer.

– On marche encore un peu.

Il trouva que Wayne le regardait

d’un air étrange, avec un mélange d’exaspération et de pitié.

– Non, mon vieux. Je suis

moitié à poil. On va m’envoyer au trou pour exhibitionnisme.

– Ici tu pourrais te mettre

un foulard sur la bitte et te balader les couilles à l’air sans qu’on te dise

rien du tout. Allez, viens.

– Je suis fatigué.

Ce Wayne commençait à lui casser

les pieds. C’était sa manière à lui de se venger, parce que Larry avait un hit,

alors que lui, Wayne, n’avait que son nom sur la pochette du disque, aux

claviers. Pareil que Julie. Tout le monde lui en voulait maintenant. Tout le

monde l’attendait au tournant. Et ses yeux se noyèrent de larmes faciles.

– Allez, viens, répéta Wayne.

Et ils s’étaient remis en marche.

Ils avaient peut-être fait encore

deux kilomètres quand deux formidables crampes cisaillèrent les muscles des

cuisses de Larry. Il poussa un hurlement et s’effondra sur le sable. Comme si

on lui avait planté deux poignards dans les cuisses.

– Une crampe ! Nom de

Dieu, j’ai une crampe !

Wayne s’accroupit à côté de lui

et lui tira les jambes. Nouvelle agonie. Puis Wayne se mit au travail, frappant

et pétrissant les muscles noués.

Enfin, les tissus assoiffés d’oxygène

commencèrent à se dénouer.

Larry, qui retenait sa

respiration, avala une bonne bouffée d’air.

– Nom de Dieu ! Merci. Ça

faisait… ça faisait drôlement mal.

– Sans doute, répondit Wayne

sans grande sympathie. Sans doute, Larry. Ça va maintenant ?

– Oui, ça va. Mais on s’assied

un peu, d’accord ? Ensuite on rentre.

– Il faut que je te parle. Si

je t’ai fait venir jusqu’ici, c’est que je voulais que tu aies à peu près toute

ta tête, pour que tu comprennes ce que j’ai à te dire.

– Qu’est-ce que tu veux me

dire ?

Et il pensa : Voilà, on est

parti pour les salades. Pourtant, ce que lui dit Wayne ressemblait si peu à une

salade qu’il pensa un moment être encore en train de lire sa B. D. de tout à l’heure,

d’essayer de comprendre ces phrases de six mots.

– La fête est finie, Larry.

– Quoi ?

– La fête. Quand tu

rentreras. Tu boucles tout. Tu rends leurs clés de voiture à tout le monde, tu

les remercies bien d’être venus, et tu les reconduis à la porte. Fous-les

dehors.

– Mais je ne peux pas !

– Tu ferais mieux.

– Pourquoi ? On

commence juste à s’amuser !

– Larry, combien Columbia t’a

donné comme avance ?

– Et qu’est-ce que ça peut

te foutre ?

– Tu crois que je veux te

plumer, Larry ? Réfléchis un peu.

Larry réfléchit et, avec une

perplexité grandissante, comprit qu’il n’y avait aucune raison pour que Wayne

Stukey veuille lui jouer un tour de cochon. Il n’avait pas encore vraiment

réussi, il turbinait comme la plupart de ceux qui avaient aidé Larry à

enregistrer son disque, mais à la différence de la plupart d’entre eux, Wayne

venait d’une famille qui avait de l’argent et il s’entendait bien avec ses

parents. Le père de Wayne était propriétaire de la moitié de la plus grosse

fabrique de jeux électroniques du pays et les Stukey habitaient un vrai petit

palace sur les hauteurs de Bel Air. Pour Wayne, la nouvelle aisance de Larry ne

devait pas valoir un pet de lapin.

– Non, pas du tout, répondit

finalement Larry. Mais on dirait que toutes les sangsues depuis Las Vegas jusqu’à…

– Alors combien ?

Larry réfléchit.

– Sept billets. C’est tout.

– Ils te paient tes droits

tous les trimestres pour le 45 tours et tous les six mois pour l’album ?

– C’est ça.

– Ils savent presser le

citron, les fumiers. Une cigarette ?

Larry en prit une et l’alluma en

s’abritant du vent.

– Et tu sais combien elle te

coûte, ta petite fête ?

– Évidemment.

– La maison, elle te coûte

au moins mille.

– Oui, c’est ça.

En fait, le loyer était de 1200

dollars, plus une caution de 500 au cas où il ferait des dégâts. Il avait payé

la caution et la moitié du loyer, 1100 au total, et il devait encore 600.

– Combien pour la coke ?

– Écoute, il faut bien s’amuser

un peu. C’est pas tous les jours.

– Il y avait de l’herbe et

de la coke. Combien, allez ?

– On se croirait à la

brigade des stups, dit Larry, grognon. Cinq cents plus cinq cents.

– Et tout est parti en deux

jours.

– Évidemment ! J’ai vu

deux sacs quand on est sorti ce matin. Presque vides, c’est sûr, mais…

– Est-ce que tu te souviens

du dealer ? dit Wayne d’une voix qui tout à coup imitait à la perfection l’accent

traînard de Larry. Mets ça sur ma note, Dewey. Pas de problème.

Larry regarda Wayne. L’horreur. Oui,

il se souvenait d’un type, un petit sec aux cheveux ébouriffés, comme on faisait

il y a dix ou quinze ans, avec T-shirt qui disait JÉSUS ARRIVE ET ON S’EN FOUT.

On aurait dit que le type chiait la coke. Il se souvenait même d’avoir dit à ce

Dewey qu’il fallait pas laisser tomber ses invités. Qu’il n’avait qu’à tout mettre

sur son ardoise. Mais… il y avait des jours de ça.

– Tu sais, il y a longtemps

que Dewey n’est pas tombé sur une poire comme toi, dit Wayne.

– Combien je lui dois ?

– Pas tellement pour l’herbe.

Ça coûte pas cher. 1200. Mais pour la coke, c’est huit mille.

Larry crut un instant qu’il

allait dégueuler. Muet, il zieutait Wayne. Il essaya de parler, mais sa bouche

refusa de dire autre chose que neuf mille deux cents ?

– L’inflation. Tu veux

savoir le reste ?

Larry ne voulait pas savoir le

reste, mais il hocha quand même la tête.

– Il y avait une télé en

couleurs en haut. Quelqu’un a flanqué une chaise dedans. À mon avis trois cents

pour la réparer. En bas, les lambris en ont pris un sacré coup. Quatre cents. Avec

de la chance. La porte-fenêtre, en face de la plage, on l’a cassée avant-hier. Trois

cents. Dans le salon, le tapis est complètement foutu – brûlures de cigarettes,

bière, whisky. Quatre cents. J’ai téléphoné au marchand de bibine. Il est aussi

content de ton ardoise que ton dealer. Six cents.

– Six cents pour la bibine ?

L’horreur, l’horreur totale.

Heureusement que la plupart s’en

foutaient de la bière et du vin. Tu as aussi une addition de quatre cents

dollars pour la bouffe. Pizzas, chips, tacos, toute la merde. Mais le pire, c’est

le bruit. La maréchaussée ne va pas tarder à débarquer. Les flics. Tapage. Et

tu as quatre ou cinq tarés chez toi qui sont en train de filer à l’héroïne. Ils

ont bien trois ou quatre petits sacs de leur cochonnerie.

– Et ça aussi c’est sur mon

ardoise ? demanda Larry d’une voix rauque.

– Non. Dewey, ton dealer

préféré, ne fait pas dans l’héroïne. Ça, c’est une histoire pour l’Organisation

et Dewey n’aime pas l’idée de se faire couler grandeur nature dans le béton. Mais

si les flics débarquent, tu peux être sûr que c’est toi qui vas payer l’addition.

– Mais je ne savais pas…

– Le petit chaperon rouge, ben

oui.

– Mais…

– Total pour ton petit bazar,

plus de douze mille dollars, pour le moment. Et puis tu es allé t’acheter ta

Datsun z… combien tu leur as allongé ?

– Deux mille cinq.

Il avait envie de pleurer.

– Alors, il te reste combien

jusqu’au prochain chèque ? Quelques billets de mille ?

– C’est à peu près ça, répondit

Larry, incapable de lui dire que c’était moins en fait : à peu près huit

cents, également divisés entre son portefeuille et son compte-chèques.

– Écoute-moi bien, Larry, parce

que je vais pas te le dire deux fois. Il y a toujours une fête quelque part. Ici,

il n’y a qu’une seule constante : les trous du cul qui veulent faire la

fête pour pas un rond. Tu les vois se précipiter comme la vérole sur le bas

clergé. Les morpions sont là. Gratte-toi et fous-les dehors.

Larry pensa à tous ces gens qui

traînaient chez lui. Il en connaissait peut-être un sur trois à ce stade. L’idée

de dire à tous ces inconnus de foutre le camp lui faisait remonter la glotte. Qu’est-ce

qu’ils allaient penser de lui ? Mais par ailleurs, il voyait aussi Dewey

en train de refaire les provisions, Dewey qui sortait un carnet de sa poche, qui

notait tout, et la liste qui commençait à se faire pas mal longue. Dewey avec

ses cheveux ébouriffés et son T-shirt d’enfoiré.

Wayne l’observait calmement, tandis

que Larry papillonnait entre ces deux images.

– C’est que je vais vraiment

passer pour un trou du cul, dit enfin Larry, consterné de voir sortir des mots

à la fois si ternes et si hardis de sa bouche.

– Probable. Ils vont dire

que tu pars en mongolfière. Que tu te fais la grosse tête. Que tu oublies tes vieux

copains. Sauf que ce sont pas tes copains, Larry. Tes copains, ils ont compris

il y a trois jours, et ils se sont barrés. C’est pas drôle de voir un copain

pisser dans son froc sans même s’en rendre compte.

– Et pourquoi tu me dis tout

ça ? demanda Larry, fâché tout à coup.

Et s’il était fâché, c’est qu’il

venait de se rendre compte que tous ses vrais copains étaient partis. À bien y

penser, les excuses qu’ils avaient trouvées paraissaient plutôt faiblardes. Barry

Grieg l’avait pris à part, avait essayé de lui parler, mais Larry avait vraiment

le vent dans les voiles à ce moment-là, et il s’était contenté de secouer la

tête en lui souriant avec indulgence. Et maintenant, il se demandait si Barry n’avait

pas essayé de lui ouvrir les yeux. Une pensée gênante qui le foutait en rogne.

– Et pourquoi tu me dis tout

ça ? répéta-t-il. J’ai pas l’impression que tu m’aimes tant que ça.

– Non… mais je ne te déteste

pas vraiment non plus. Je ne sais pas trop. J’aurais pu te laisser te casser la

gueule. Une seule fois, et tu étais cuit.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

– À toi de savoir. Parce que

ça grince chez toi. Comme quand tu bouffes le papier avec ton chocolat. Tu as

ce qu’il faut pour réussir. Tu feras une jolie petite carrière. Du pop sans

histoire. Tout le monde aura oublié dans cinq ans. Les petites filles collectionneront

tes disques. Tu feras de l’argent.

Larry serra les poings. Il aurait

voulu cogner sur cette gueule qui le regardait tranquillement. Wayne disait des

choses qui le faisaient se sentir comme une minable crotte de chien sur un trottoir.

– Allez, rentre et débranche,

dit Wayne doucement. Ensuite, tu montes dans ta bagnole et tu fous le camp. Tu

fous le camp. Et tu attends que ton prochain chèque arrive pour rentrer.

– Mais Dewey…

– Je vais lui faire causer, à

ton Dewey. Je peux bien faire ça pour toi. On dira à ton Dewey d’attendre son

argent comme un bon petit garçon, et Dewey se fera un plaisir d’attendre.

Il s’arrêta, regarda deux petits

enfants courir sur la plage dans leurs maillots de bains aux couleurs criardes.

Un chien gambadait derrière eux, aboyant joyeusement au ciel bleu.

Larry se leva et se força à dire

merci. Le vent de la mer jouait dans son caleçon défraîchi. Le mot tomba de sa

bouche comme une brique.

– Fous le camp, et mets de l’ordre

dans ta merde, dit Wayne en se relevant, les yeux toujours fixés sur les

enfants. Tu as pas mal de merde à ramasser. Te trouver un manager, penser à ce

que tu veux faire comme tournée, aux contrats que tu voudras signer quand Pocket

Savior aura fait un tube. Parce qu’il va faire un tube ; un joli petit

truc que tu as là. Prends un peu d’air, et tu vas t’en tirer. Les types comme

toi s’en tirent toujours.

Les types comme toi s’en tirent

toujours.

Les types comme toi s’en tirent

toujours.

Les types comme toi…

Quelqu’un

tapait contre la vitre.

Larry sursauta, puis se redressa

sur son siège. Une violente douleur dans le cou le fit grimacer. Comme s’il n’avait

plus de vertèbres. Oui, il s’était endormi. La Californie en cinémascope. Mais

il se retrouvait maintenant dans la lumière grise de New York, et le doigt

cogna encore contre la vitre.

Il tourna la tête avec précaution,

eut mal encore et vit sa mère qui le regardait, un filet noir sur les cheveux.

Un moment, ils s’observèrent à

travers la vitre et Larry se sentit étrangement nu, comme un animal dans un zoo.

Puis sa bouche prit la relève, sourit, et il baissa la vitre.

– Maman !

– Je savais que c’était toi,

dit-elle d’une voix bizarrement neutre. Sors de là et montre-moi de quoi tu as

l’air debout.

Ses deux jambes étaient

engourdies ; des aiguilles lui chatouillèrent les pieds quand il ouvrit la

portière et sortit. Il ne s’attendait pas à la revoir ainsi, au dépourvu. Comme

une sentinelle qui s’est endormie à son poste et qui entend tout à coup : Garde-à-vous !

Curieux, mais il croyait que sa mère était plus petite, moins sûre d’elle-même,

caprice des années qui l’avaient mûri, lui, alors qu’elle était restée la même.

Presque inquiétant cette manière

qu’elle avait eue de le surprendre. Lorsqu’il avait dix ans, elle le réveillait

le samedi matin, quand elle jugeait qu’il avait suffisamment dormi, en frappant

à la porte de sa chambre. Et maintenant, quatorze ans plus tard elle le

réveillait de la même manière dans sa voiture toute neuve, comme un enfant

fatigué qui aurait voulu rester debout toute la nuit et qui se fait prendre par

le marchand de sable dans une position gênante.

Et voilà qu’il était debout

devant elle, les cheveux en bataille, un sourire timide et un peu bête sur les

lèvres. Les aiguilles lui asticotaient encore les jambes, le faisant danser d’un

pied sur l’autre. Il se souvint qu’elle lui demandait toujours s’il avait

besoin d’aller au petit coin quand il s’agitait ainsi. Il s’arrêta. Que les

aiguilles l’asticotent après tout.

– Bonjour, maman.

Elle le regarda sans rien dire et

une sourde terreur s’installa dans le cœur de Larry, comme un oiseau de malheur

qui revient au vieux nid. La terreur qu’elle puisse se détourner de lui, le

rejeter, lui montrer le dos de son manteau minable, et s’en aller sans un mot

vers la station de métro, au coin de la rue, le laissant seul.

Puis elle soupira, comme un homme

soupire avant de soulever un lourd fardeau. Et, lorsqu’elle parla, sa voix

était si naturelle et si discrètement – à juste titre – heureuse qu’il en

oublia sa première impression.

– Bonjour, Larry. Monte

là-haut. Je savais que c’était toi quand j’ai regardé par la fenêtre. J’ai déjà

téléphoné pour dire que j’étais malade. Je suis en congé de maladie aujourd’hui.

Elle se retourna pour monter l’escalier,

entre les chiens de pierre qui jamais plus ne monteraient la garde. Il la

suivit, trois marches derrière, en grimaçant. Toujours ces aiguilles dans les

jambes.

– Maman ?

Elle se retourna et il la serra

dans ses bras. Un instant, une expression de frayeur traversa le visage de sa

mère, comme si un voyou allait l’attaquer. Puis elle accepta son étreinte. L’odeur

oubliée de l’armoire à linge l’envahit, improbable nostalgie, forte, douce-amère.

Un instant, il crut qu’il allait pleurer, persuadé qu’elle allait fondre en

larmes ; ce qu’il est convenu d’appeler un moment touchant. Par-dessus l’épaule

droite de sa mère il pouvait voir le chat crevé, à moitié sorti de la poubelle.

Quand elle s’écarta, elle avait les yeux secs.

– Allez, je vais te préparer

un bon petit déjeuner. Est-ce que tu as conduit toute la nuit ?

– Oui, dit-il d’une voix que

l’émotion rendait un peu rauque.

– Alors, viens. L’ascenseur

est en panne, mais il n’y a que deux étages à monter. Dommage pour Mm’Halsey, avec

son arthrite. Elle est au cinquième. N’oublie pas de t’essuyer les pieds. Si tu

laisses des marques, M. Freeman va me faire une scène. Il renifle la

saleté partout, celui-là. Il peut pas supporter la saleté. Tu manges des œufs ?

Je vais te faire des tartines grillées, si tu aimes le pain de seigle. Allez, viens.

Il la suivit, jeta un regard un

peu fou à l’endroit où les chiens de pierre avaient autrefois monté la garde, pour

bien s’assurer qu’ils n’étaient plus là, que ce n’était pas lui qui avait

rétréci de cinquante centimètres, qu’il n’avait pas remonté dix ans dans le

temps. Elle ouvrit la porte et ils entrèrent. Les stores marron et les odeurs

de cuisine n’avaient pas changé.

le fléau
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